Psychomachie dans l'industrie du divertissement
« La seule différence entre le génie et la folie, c'est le succès. »
Anonyme
"les circuits du cerveau qui sont à l'origine de la créativité sont les mêmes que ceux de la maladie mentale, donc être créatif peut accroître le risque de maladie mentale."
Si cette donnée est intéressante, elle n'est qu'un facteur aggravant dans le dossier du divertissement organisé. Le simple fait de devenir célèbre pousse les individus à la paranoïa (harcèlement des paparazzis, des journalistes et des fans) ; force de plus en plus la scission entre la personne privée et la personne publique à cause des nombreuses apparitions dans les médias, les réseaux sociaux et, chez les acteurs, les changements fréquents de rôles très différents ; sans parler de l'accès facilité aux drogues les plus diverses et addictives, etc. Voilà sur quoi on pourrait conclure, si on s'arrêtait seulement au stade où l'artiste est déjà célèbre, mais l'accession à la célébrité est une épreuve tout aussi potentiellement traumatisante.
La liste des artistes suicidés est interminable et ne cesse de se rallonger. Pour cela, je vous renvoie aux pages Wikipédia dédiées à ce sujet qui, si elles ne sont pas exhaustives, donnent un aperçu du désastre (peintres, musiciens, écrivains, acteurs & actrices, etc.)
"Nicolas est souvent dans un état second, mais ça ne l'empêche pas d'être grand"
Pour entretenir la machine du divertissement, son industrie doit trouver tous les moyens possibles pour à la fois faire rentrer toujours plus de sang neuf dans la corrida, et aussi "entretenir" le plus longtemps possible les artistes déjà établis dans le paysage médiatico-culturel. Par entretenir, j'entends simplement l'idée de les "maintenir en vie" et non pas de faire au mieux pour préserver leur santé mentale.
Et c'est là que l'hypocrisie atteint son paroxysme. Je veux pour exemple, dans la vidéo ci-dessus, une interview restée relativement anonyme (un peu plus de treize mille vues à l'heure où j'écris cet article), ou l'infirmière Arielle Dombasle escorte et paraphrase le chanteur Nicolas Ker (frontman du groupe Poni Hoax décédé l'année dernière) alors que celui-ci est manifestement, comme cela est connu dans le milieu, sous l'effet de substances et visiblement incapable de répondre aux questions par lui-même.
Peu importe l'état mental de l'artiste, sa santé, sa sensibilité. Comme le dit Alfred Duler (joué par Nicolas Marié), dans le film "99 francs", cadre supérieur du groupe Madone, quand le responsable commercial lui souffle que le concepteur-rédacteur ne passera pas l'hiver à cause de sa consommation de cocaïne :
"c'est un artiste… ça marche comme ça les artistes ! C'est un papillon… on en trouvera un autre."
Et si jamais dans la vie réelle cette fois, un journaliste, un technicien sur le plateau ou n'importe qui ayant un minimum de conscience partage au producteur son inquiétude sur l'état de santé de l'acteur principal, on lui rétorquera quelque chose de semblable. On irait même parfois jusqu'à dire : "oui, mais il est comme ça, ça fait aussi partie de son génie ! Faut juste le laisser dans son jus…"
Au fond, que ce soit pour les producteurs ou pour les autres cadres du show-business, la fragilité même de l'artiste est un des ingrédients indispensables à sa réussite. Comme les chanteurs de rock du 20e siècle, les jeunes artistes sont sensibles et idéalistes, ce qui les rend d'autant plus manipulables. Ils veulent plaire au plus grand nombre, partager un message de rébellion et de liberté à la jeunesse… tout cela jusqu'à ce que leur train de vie incarne le total opposé des valeurs qu'ils se disaient défendre. L'argent s'ajoute à la longue liste de leurs addictions. On les pousse à jouer le même rôle, celui qui fait vendre, même s'il ne correspond en rien à ce qu'ils sont vraiment. Tout leur métier repose sur la faculté à plaire. Ils courent après ceux qui seront capables de les mettre ou de les remettre dans la lumière. Quand ils vieillissent, les journalistes se font plus rares et la lumière de la scène s'évanouit lentement, surtout pour les femmes. Et quand ils mourront, il sera toujours temps de faire un best of, un documentaire ou un biopic.
Le monde, ce n'est pas comme dans les films, où le cowboy fruste et solitaire dit qu'il y a "deux types de personnes". La société n'est pas séparée entre la parcelle du bon peuple simple et sain, et celle des fous et des aliénés, bien cachés dans les cliniques privées, et pour les moins privilégiés, dans les hôpitaux psychiatriques. Nous sommes tous plus ou moins névrosés. La seule différence entre nous et certaines exceptions, c'est qu'il y a des maladies psychiques qui rapportent, et d'autres qui favorisent les individus à prendre des décisions cruelles pour le bien du système.
Nous sommes tellement accros au divertissement que nous oublions les sacrifices opérés en coulisse pour notre satisfaction. Alors oui, tous les artistes ne finissent pas dans la misère et la mort précipitée. Beaucoup s'en sortent très bien, certains même arrivent à entretenir une vie saine tout en s'épanouissant dans leur métier. Mais ce sont eux les exceptions. Et entre ces deux extrêmes, il y a la masse des artistes moyens, qui s'échinent à maintenir la tête hors de l'eau, ou qui se tuent entre eux pour avancer un peu plus dans la lumière des projecteurs. Aujourd'hui, dans notre occident désindustrialisé où tout repose sur les métiers de service et de divertissement, la machine avale toujours plus d'âmes candides et volontaires qui ne demandent qu'à plaire.
Ce qui va suivre n'est que ma théorie personnelle, mais je pense qu'elle rentre en résonnance avec la question que j'ai tenté de dépeindre jusqu'ici.
L'art avait un but autrefois, un objectif anthropologique essentiel à la survie de l'espèce. Le premier conteur de l'histoire avait sans doute trouvé son rôle un soir, avec les siens, autour du feu après une longue journée dans le froid sans avoir trouvé la moindre nourriture. Ils avaient faim, ils étaient frigorifiés et terrifiés. Alors le premier artiste a raconté une histoire. Il a pris la décision plus ou moins consciente de parler de choses, d'objets et de personnes qui n'existaient pas réellement. Peut-être que ce conteur n'était pas une personne habile. Elle n'était peut-être pas forte ni féconde. Mais elle a trouvé son utilité, son efficience, dans le fait de manipuler l'intangible pour réchauffer le coeur de ceux qui n'avaient pour eux que leurs peurs et leurs illusions.